Malgré la vague d’émancipation des années 70, les femmes sont encore très soumises au poids de la tradition et de la vie familiale. La société japonaise est encore très inégalitaire à ce niveau, beaucoup plus qu’en France par exemple. On dit souvent que le cinéma est un miroir de la société, mais cela est à nuancer dans le cas japonais. Les héroïnes de films d’animation japonais sont plus nombreuses à l’écran que dans les autres pays producteurs d’animation, mais cela ne veut pas nécessairement dire que les femmes ont aujourd’hui un rôle prépondérant dans la société japonaise. En effet, le nombre d’héroïnes en tant que personnage principal d’un film est similaire au nombre de héros, contrairement au cinéma occidental où on compte en moyenne une héroïne pour trois héros. Le cinéma d’animation japonais respecte globalement la parité entre les hommes et les femmes. Il semble être plus égalitaire que les cinémas d’animation occidentaux. On peut alors se demander à quoi est due cette différence. Une explication possible de cette présence féminine dans l’animation japonaise est peut-être à chercher du côté de la tradition des « shōjos » mangas, une littérature spécifiquement adressée aux filles, dont sont issus beaucoup d’animés.
La culture « shōjo » : une animation par et pour les filles
Histoire des shōjos
La source de la création des animations japonaises sont les mangas, une littérature japonaise très spécifique qui connaît un vif succès aujourd’hui en Occident. Les mangas font partie intégrante de la culture japonaise, ils sont un reflet de leur histoire et de leur culture, et sont présents dans la vie quotidienne. Ils traitent de sujets très divers allant de la politique, de la religion, de la famille, jusqu’au genre ou à l’économie, et ils s’adressent tout aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Il existe des sous-divisions au sein des mangas, dont les « shōjos » mangas, une littérature s’adressant spécifiquement aux filles.
Les shōjos mangas ont longtemps été considérés comme des mangas de seconde main. Même si beaucoup d’hommes étaient impliqués dans leur production en tant que créateurs et éditeurs, les femmes ont rapidement pris de plus en plus d’importance, surtout à partir des années 60. Les femmes ont créé une nouvelle génération d’artistes, qui expriment leurs émotions personnelles pour les lectrices, avides d’entrer dans ce monde créé par, pour, et à propos des filles. Les shōjos mangas se sont inspirés des magazines féminins d’avant-guerre, qui étaient un moyen pour les femmes d’avoir une petite bulle privée, éloignée des pressions de la société patriarcale et des mariages arrangés. La représentation des femmes dans cette littérature a inspiré de nombreux animés : leurs corps sont pâles et frêles, ils représentent le corps bourgeois d’une fille qui ne travaille jamais, une fille isolée et protégée qui ne participe pas à la vie publique. Les jeunes filles sont souvent très similaires et vêtues de la même façon, dans un uniforme de collégienne par exemple, ce que MacWilliams a appelé « l’esthétique de la similitude ». Les filles ont des grands yeux en amandes et des mines sucrées, et leur voix est aiguë et fluette. Elles représentent le stéréotype parfait de la fille innocente et fragile. Elles évoluent dans un univers très « féminin » aux couleurs vives et aux lignes rondes et douces et elles sont souvent associées à la magie. L’univers shōjo développe une esthétique kawaii signifiant « mignon » en japonais, associé au domaine de l’enfance et de la féminité.
Il faut mettre la culture shōjo en perspective par rapport à la culture « shonen » destinée spécifiquement aux garçons pour bien en comprendre les différences. Les shonens sont des mangas et des animés destinés aux garçons entre 10 et 15 ans. Les héros, masculins, sont immédiatement plongés au cœur de l’action, dans des combats où ils exhibent leur courage et leur persévérance. Les décors sont souvent des univers de science-fiction, remplis de machines, de méchants avec des super-pouvoirs, et de cyborgs hérissés d’armes redoutables. Les héros montrent leur combativité et il y a toujours une certaine forme de violence tout au long de la série, aussi bien visuelle que sonore. On peut penser à Dragon Ball Z où les lignes dessinées sont souvent anguleuses et pointues (les cheveux de San Goku, le héros principal deDragon Ball Z en sont représentatifs). Il y a souvent des cris, et des bruitages d’explosions. Les dialogues et la trame principale de l’histoire se focalisent sur les combats et sur les prouesses que doit accomplir le héros plus que sur ses émotions ou ses pensées. Au contraire, dans lesshōjos, l’intrigue se base sur les relations humaines, tout autant amicales qu’amoureuses. L’émotion et les sentiments de l’héroïne occupent une grande place dans l’histoire. Une importance particulière est accordée aux réflexions personnelles de l’héroïne et à son ressenti, ce qui se traduit graphiquement par des yeux démesurément grands, afin d’exprimer une vaste palette d’émotions. Ses yeux seront remplis d’étoiles lorsqu’elle est heureuse, ou ils vacilleront lorsqu’elle est sur le point de pleurer : ils sont littéralement la fenêtre de l’âme. Le but du shōjoest de montrer la complexité de la psychologie interne du personnage, et de révéler le monologue intérieur, les pensées les plus profondes de l’héroïne au spectateur. L’intention est de créer une certaine atmosphère plus que de passer d’un moment d’action à un autre.
« Shōjo » VS « shonen »
Relations amoureuses et homosexualité dans les shojos
Les relations entre hommes et femmes restent très soumises aux idées conservatrices et ne laissent que peu de place à la complexité ou l’originalité de l’histoire. Lors d’une histoire d’amour, l’héroïne va inévitablement tomber dans le « piège de l’amour ». Elle perd toute autonomie sociale ou sexuelle et devient particulièrement passive ; tout ce qu’elle fait c’est pour l’homme, par amour pour lui ; elle se sacrifie à lui, et le remercie de l’aimer malgré tous ses défauts.
A l’inverse, les relations « doseiai » entre deux personnes de même sexe, permettent une histoire plus complexe et aboutie. La similarité des personnages leur permet d’entrer dans une relation romantique sur un pied d’égalité, et les filles peuvent exprimer sainement leurs désirs, car leur pureté physique et leur innocence n’est alors pas menacée.
Les relations doseisai sont particulièrement répandues dans les mangas, mais il ne faut pas les confondre avec la vision occidentale du XXe siècle de l’homosexualité. Ces filles ne sont pas considérées comme lesbiennes. Les relations doseiai étaient considérées comme une étape normale du développement des jeunes filles, et comme un moyen de retarder les expériences hétérosexuelles jusqu’à ce qu’elles soient assez âgées pour le mariage.
En revanche, les filles doivent toutes conserver une apparence similaire, et « girly ». Susan J. Napier résume la culture shōjo en expliquant que « ce terme est devenu un raccourci pour désigner une sorte d’identité liminale entre enfant et adulte, caractérisée par un érotisme supposément innocent basé sur l’immaturité sexuelle, une culture de la consommation qui se procure des biens ‘mignons’ (kawaii), et le fait de privilégier de façon mélancolique un passé récent ou une forme flottante de nostalgie« .
Une division genrée très rigide
Sur le modèle des mangas shonen pour les garçons, et des mangas shōjos pour les filles, l’animation japonaise a ainsi instauré une division très nette entre les animés destinés d’une part aux garçons, d’autre part aux filles. La division genrée des représentations proposées aux enfants s’effectue d’une manière totalement différente dans les dessins animés américains et européens et les animés japonais. En effet, alors que (en ce qui concerne les Disney par exemple) les différences dans les représentations proposées aux enfants de ce que sont censé-e-s être les « hommes » et les « femmes » sont construites à l’intérieur même des « films pour enfants », les japonais ont quant à eux créé deux genres totalement différents, tant au niveau de l’intrigue que des codes graphiques. Cela ne signifie évidemment pas que le sexisme latent d’un grand nombre de productions culturelles « occidentales » soit anodin, mais l’on peut faire remarquer que la division sexiste des rôles et des représentations s’effectue d’une manière beaucoup plus tranchée, explicite et figée dans les productions culturelles japonaises.
On peut s’inquiéter des conséquences de cette division sur les enfants : que se passe-t-il pour un petit garçon qui se rend compte qu’il préfère regarder des shōjos ? Par ailleurs, une production culturelle aussi rigide ne peut qu’accentuer les stéréotypes de genre dans la société. En délimitant ce qui est pour les « filles » de ce qui est destiné aux « garçons », les productions culturelles enferment les gens dans des représentations rigides, et excluent toute personne contrevenant à ces codes.
Cette division entre shonens et shōjos se retrouve plus dans les séries TV japonaises que dans les longs métrages cinématographiques. Néanmoins, l’existence d’un genre à part entière destiné à un public féminin laisse à penser qu’il y a eu des influences jusqu’à aujourd’hui. Le genre shōjo a longtemps été dénigré et considéré comme une production de très faible intérêt et qualité. Mais il a contribué à favoriser la présence des femmes dans l’animation, à travers un genre dédié à elles.
Des femmes hyper sexualisées
Difficile de parler des femmes dans l’animation japonaise sans évoquer l’érotisation accrue des corps féminins à l’écran. C’est une caractéristique spécifique au cinéma japonais car les femmes sont rarement érotisées dans les films d’animation occidentaux.
L’apparence vestimentaire des filles dans les shōjos mangas témoigne d’une érotisation de leur corps. D’après le petit Larousse Illustré, l’érotisation est une « utilisation de certaines parties du corps, d’activités mentales ou de comportements apparemment indépendants de la sexualité comme source d’excitation et de jouissance ». Ces filles portent des mini-jupes ou des mini-shorts laissant apparaître leurs longues jambes fines. Même lorsque leurs jambes sont recouvertes de bottes ou de bas montant, elles arborent une jupette d’écolière qui se révèle courte, à un point presque indécent. Elles exhibent toujours une certaine nudité, qui n’est pas nécessaire à la trame de l’histoire, et qui contraste avec l’innocence de leurs aventures amoureuses. Nous pouvons dire qu’elles sont érotisées car leur apparence physique arbore une certaine nudité qui n’a aucun lien avec la trame narrative. Elles montrent parfois leur nombril, comme dans le manga comique School rumble, ce qui est inimaginable pour l’animation française ou américaine (à l’exception de quelques figures telles que la Petite Sirène ou Jasmine par exemple).
Sailor Moon (1992-1993)
Cette érotisation est parfois liée à l’image de la jeunesse et des fillettes. Frédéric Clément a appelé ce mélange le « complexe de Lolita », ce qui se traduit en raccourci par le mot « lolicon ». (On peut parler d’une œuvre lolicon, ou de quelqu’un qui est lolicon). Le corps des fillettes bascule du domaine du mignon au domaine du désirable où l’innocence et la sexualité se côtoient. Le Japon est l’un des pays les plus laxistes en ce qui concerne la représentation sexuelle des mineurs ; l’article 175 des lois sur l’obscénité interdit de représentation des poils pubiens, mais pour tout le reste, le champ semble malheureusement assez libre.
En animation traditionnelle, (dans les films américains par exemple) les parties les plus mouvantes du corps comme la bouche et les yeux sont dessinées sur des couches de celluloïd transparentes séparées de celles servant de support au corps « fixe ». Une telle méthode d’animation permet aux animateurs d’éviter de redessiner le corps en entier à chaque prise d’image, réduisant ainsi les coûts de production. Dans l’animation japonaise, une couche de celluloïd est parfois rajoutée pour la poitrine des femmes, souvent proéminente, qui fait alors partie des « parties mouvantes » du corps. Cela contribue à « morceler » au sens propre et figuré, le corps de la femme. Dans « Visual Pleasure and Narrative Cinema » un des textes fondateurs des théories féministes sur le cinéma publié en 1975, Laura Mulvey dénonce le morcellement du corps des femmes. D’après elle « le cinéma classique favorise le morcellement des corps par la prise de vue qui « découpe » les corps –celui des femmes davantage que celui des hommes– afin de fétichiser et d’érotiser les parties de leur anatomie (seins, fesses, jambes) ». L’animation japonaise reproduit ce morcellement dans le procédé de création des animés, avec les celluloïds, ainsi que dans le film lui-même avec des plans de caméra qui fétichise encore plus les corps, avec l’utilisation de la contre-plongée par exemple.
Cette érotisation des femmes dans l’animation japonaise trouve son paroxysme dans les « hentai », les mangas pornographiques. L’érotisation est alors devenue sexualisation.
En conclusion, on s’aperçoit que les héroïnes sont plus nombreuses dans le cinéma d’animation japonais que dans les cinémas d’animation occidentaux. Cela est dû à la cultureshojo qui a développé une littérature propre aux filles. Cette littérature ensuite adaptée en animation explique le nombre élevé d’héroïnes dans les séries animés aussi bien que dans les films d’animation. Cette parité numérique est en revanche mise en défaut par la faible qualité de représentation des femmes. Elles sont érotisées à l’excès, soumises à de nombreux stéréotypes et au regard de l’homme. Même si de nouveaux auteurs talentueux comme Miyazaki, connu pour son côté « féministe », proposent une nouvelle vision des femmes, modernes et émancipées, cela reste une exception dans le paysage de l’animation japonaise. Les femmes restent en grande majorité mal-représentées, stéréotypées, et hyper-sexualisées.
Bibliographie: